Les formules s'ennuyaient, les phrases somnolaient. Depuis si lontemps déjà, l'existence s'était révélée d'un ennui, mais alors là, d'un ennui ... carrément mortel.
Elles qui avaient tellement voyagé par le passé, qui avaient connu des heures glorieuses à être compulsées par de savants hommes de métiers, par tant d'étudiants appliqués ! Les voilà doucement promues à l'auto-destruction, à moins de finir sous les dents d'un rongeur égaré.
Il était si loin, le bon temps ... tout ce savoir s'était un beau jour retrouvé imprimé en un traité d'électricité industrielle, à Philadelphia, en 1944.
Tout ce savoir avait ensuite beaucoup voyagé, beaucoup servi ... la dernière annotation estudiantine date de 1947, sur les bancs d'une école supérieure bruxelloise.
Philadelphia-Bruxelles, c'est un beau parcours, quand même ! Je n'en saurai pas plus.
Et puis après ? Rien. Les formules furent remisées, sans doute en caisses, dans un coin de grenier. La caisse elle-même fut déplacée à de nombreuses reprises dans divers domiciles, sans que personne se penche jamais sur son contenu.
Jusqu'à ce que quelqu'un décide de se débarrasser de ces vieux livres obsolètes, et refile la caisse à un amoureux des vieilleries et de la science.
L'amoureux huma le vieux papier, jeta un œil curieux et intéressé sur le contenu des vieux ouvrages, puis les oublia à son tour, mais cette fois, dans sa cave.
Entretemps, une personne est passée dans la cave, à son tour, elle a reniflé touché palpé, lu un peu de ces bouquins, et a jeté son dévolu sur celui-là, précisément.
Bah, un traité d'électricité, industrielle et en anglais en plus, ça n'intéressera pas mon mari, et puis s'il a remis les bouquins à cet endroit, c'est qu'il a vu et pris ce qui l'intéressait.
La femme profite de son incursion à la cave pour visiter l'atelier du mari, elle remonte au passage, outre le vieux traité, un cutter, une bonne latte bien graduée, un tube de colle et un pot de vernis pour bricolages enfantins.
Elle s'installe alors confortablement, s'applique à tracer de beaux triangles isocèles au hasard de quelques pages qu'elle déchire et découpe ensuite au cutter, creusant par la même occasion de profondes lanières dans l'épaisse couverture du vieil ouvrage.
Tiens, maintenant, la voilà qui roule plusieurs épaisseurs de ces fins triangles autour d'un cure-dent, et qu'elle les colle et les vernis ...
Quelle drôle d'idée !
Le mari, revenu entretemps du travail, voyant l'affaire, se précipite sur le livre, et d'un air profondément navré, verse une larme sur le (petit) saccage. Ooooh ma fée, il était tellement bien écrit, tellement bien conçu, ce livre, pourquoi avoir choisi celui-là ?
Le hasard, mon ami, le hasard, tout simplement.
Subitement, il se ravise et sourit. Finalement, c'est une bonne chose. Songe, ma fée, à la belle action que tu viens d'accomplir ! Ces merveilleuses formules, ces belles phrases, en les emprisonnant sous cette forme, tu les as sauvées du néant, tu leur ouvres la porte de la liberté, elles vont se remettre à voyager, accrochées au cou d'une Belle ..
Et qui sait, où et quand ? Peut-être qu'un jour, lorsque le support papier aura disparu depuis bien bien longtemps, en ouvrant une tombe, un archéologue des temps modernes aura-t-il la surprise de découvrir ces morceaux de passé, de les dérouler et de les analyser ...
Sourire, je n'y crois guère, tout ceci n'est qu'éphémère, pour le plaisir de la création, sans autre arrière-pensée.